Notes de mise en scène:  Jean-Louis Sol
 

Qui a peur de Virginia Woolf ?

 

  une tragédie du quotidien, entre désespoir de vivre et d'aimer


	Si la pièce d'Edward Albee a créé le scandale lors de sa création en 1962, c'est par l'événementiel : la liberté sexuelle revendiquée et assumée par la femme a choqué une Amérique pudibonde qui cherchait à se préserver dans tous les domaines. Le thème de la Don Juane désenchantée et provocatrice ne pouvait laisser indifférent.
 
Certes, c'était encore une Amérique triomphante qui dictait sa loi au monde, mais une Amérique déjà en proie à ses doutes: l'assassinat de Kennedy, la mort de Marylin, les troubles au Vietnam allaient ébranler chaque jour davantage la belle image d'Epinal du "nouveau monde".

	Si, de nos jours, la pièce n'a pas pris une ride, c'est par son thème universel du désespoir de vivre, de l'angoisse de la vieillesse et de la mort, de l'échec des rêves du couple au-delà de l'amour; c'est une tragédie, à l'antique, rythmée par l'auteur en trois temps, nettement identifiés :
Acte 1 = " jeux et masques ",
Acte 2 = " la nuit de Walpurgis ",
Acte 3 = " l’exorcisme ”.

	La pièce est brièvement présentée dans l'édition d'Actes Sud: 
Sur le campus de la Nouvelle Carthage, George, un des professeurs et son épouse, Martha, par ailleurs fille unique du Président de cette université, se livrent à un combat où tout est remis en question, dans une sorte de fête panique, qui les conduit à une violente catharsis. Quand le jeu cessera,la vérité et l’espoir seront au rendez-vous.
Martha y a convié un jeune enseignant,Nick,récemment arrivé, et son épouse,Honey.
Le décor est planté d'entrée de jeu, le campus et cette petite ville minable, "quel trou à rats ! " aussitôt qualifié par Martha.

	La pièce est basée sur le sacrifice, essence même du théâtre: le sacrifice de l'enfant, même s'il est imaginaire puisqu'il est une création virtuelle du couple Martha-George, subterfuge pour pallier la carence de maternité. Les deux couples sont confrontés à ce problème. Martha est hantée par le vide de la maternité; Honey refuse de passer à l'acte de la maternité: tuer l'enfant est un point commun au mal être de ces deux couples dans l'intimité de leur chair.

	La présentation est immédiate: "jeux et masques"; les deux protagonistes donnent d'emblée l'atmosphère de " ce trou à rats ", sur fond d'un monde qui menace de s'effondrer ( " Et l'Occident, gêné par des alliances paralysantes, et alourdi par une morale trop stricte qui l'empêche de s'adapter au rythme du progrès, finira...inévitablement  par...s'effondrer."  dit George )


Les accessoires du jeu et les règles aléatoires

	"Jeux et masques", sous-titre de Jean Cau, suggéré par le sous-titre de l’auteur “Fun and games”, s'imposent dans cette cérémonie initiatique qui commence par une procession, comme le carnaval par une parade: c'est le début du rite. Et si l'on porte un masque, qu'il s'agisse de celui d'un animal totémique comme le loup (woolf) ou autre, c'est à un bal masqué qu'on est convié, bal masqué avec mise à mort programmée, comme à la corrida. Et la danse infernale commence. Pierre Laville, parle lui "d'échauffement" et Daniel Loayza de “Rires et jeux”;  où s'arrête le jeu? où s'arrête la vie ?

Le masque est fait pour être porté

	Le spectateur est au courant de l'essentiel; il sait que le jeu consiste à faire semblant de croire que le porteur du masque est une réalité incarnée, qu'il ne cache pas le porteur du masque, mais qu'il est un être vivant et agissant. Toutes les cérémonies rituelles commencent ainsi par un échauffement, une mise en jeu; puis l'hystérie gagne progressivement le groupe avec ses excès.
	"Le masque démasque" disait Cocteau. Mais le masque permet aussi, à celui qui le porte, de faire croire en son pouvoir ou plutôt à son potentiel, sans pour autant risquer de perdre la face.
	Qu'il ait une vocation initiatique, religieuse ou simplement  théâtrale, le jeu l'accompagne toujours. Même un loup (woolf), dans un bal masqué,  est prétexte à jeu et à badinage.
Et tout rite, à divers degrés, utilise les jeux et les masques.

La nuit de Walpurgis ou le sabat des sorcières jusqu'au sacrifice

	C'est un acte liturgique, un combat contre les forces du mal; les sorciers/sorcières se donnaient rendez-vous à l'orée du printemps et donc de tout ce qui enfante, pour célébrer cette grande fête païenne et bachique.
	La diablerie vire d'une guerre contre les sorciers à un spectacle qui tient à la fois du cirque et de la mission populaire, même si la fête continue d'exiger une mise à mort.
	L'exorcisme agit sur la possession qui se traduit par la transe, l'extase, des états tels que la perte de conscience, la déstructuration psychique,( rites et formules employées dans les cas d'obsession et de possession diaboliques ). 
        Jean Cau publie en 1964 une des premières versions françaises et ajoute dans sa présentation: "Edward Albee a fabriqué une bombe à je ne sais quel uranium. Il l'a agencée et réglée d'impitoyable façon. Le rideau s'ouvre et elle explose".
	Et ce n'est pas par hasard que "Virginia Woolf" apparaît dans le titre et que la petite chanson est égrainée tout au long de la pièce, comme une litanie nocturne. Virginia Woolf était dépressive, elle s'est suicidée en 1882, laissant à son mari cette note :
" J'ai la certitude que je vais devenir folle: je sens que nous ne pourrons pas supporter encore une de ces périodes terribles."

L'exorcisme : cérémonie de la salvation

	On a chassé le diable. L'individu hurle, dégueule puis expulse plusieurs exutoires souvent sexualisés .  Souder un groupe, délivrer un individu; c'est la cérémonie de la salvation.
	Si l'on en croit  Pierre Laville, l'exorcisme a produit son effet :
 " Quand le jeu cessera, la vérité et l'espoir seront au rendez-vous". Le voyage au bout de la nuit et de l'enfer aboutit à l'ouverture d'une ère nouvelle , le couple sortirait victorieux de ce combat titanesque entre les forces du mal et les forces de vie.
"Il faut imaginer Sisyphe  heureux " disait Camus.

Le décor 

	La maison, le campus universitaire sont connotés socialement; lieu privé et caché, lieu professionnel, leur identification impose une façon d'être.
         Pour le drame- au sens étymologique " d'action" - qui se joue entre ces deux couples, il faut imaginer un  " ailleurs ", où tous les interdits puissent être transgressés, pour déferler et éclater au cours d'une cérémonie bachique complètement débridée : un non-lieu pour des non-dits; un espace neutre, entre cour et jardin, entre la maison et le jardin... un lieu  où chacun essaie de créer son espace; un lieu intemporel où tout peut arriver.
        L'idéal serait de pouvoir faire descendre les éléments des cintres,  comme s' ils sortaient de la volonté d'un "Deus ex machina"; un jeu dans les jeux.
        Plus le décor sera irréel et singulier dans les manipulations, plus le "drame" sera fort et concentrera toute l'attention du spectateur.

        Trois actes, trois étapes du rite, il s'agit surtout de créer pour chacun d'eux une atmosphère différente pour permettre au(x) couple(s),  au singulier comme au pluriel, au coeur de l'action, de se déployer, avec en filigrane,cette référence lancinante à l'oeuvre féministe de Virginia Woolf qui s'attache à décrire, inlassablement, la condition inféodée où vivent les femmes, face à un univers masculin imperméable : 
"Dois-je maintenant respecter l'opinion de l'autre sexe, si monstrueuse que je la trouve?" se demande Orlando.
Pour cette mise en scène, comment ne pas avoir à l'esprit quelques citations de Virginia Woolf, au coeur de l'intrigue:
 "Il y a une solitude, même entre mari et femme, un gouffre et cela on doit le respecter." Extrait de Mrs Dolloway.
"L'amour, la haine, la paix: voilà les trois émotions qui forment la trame de la vie humaine."  Extrait de Entre les actes.
"Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroir, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir l'image de l'homme deux fois plus grande que nature. "  Extrait de Une chambre à soi.
 " La vie est un rêve; c'est le réveil qui nous tue." Extrait de Orlando.

	On peut imaginer que c'est au cours d'une discussion de la soirée sur le campus que  la conversation des universitaires a vrillé sur Virginia Woolf, évoquée dans son oeuvre et dans sa vie, avec sa fin tragique; ce moment fort  continue à résonner dans la tête de Martha, comme cette petite musique qui revient tout au long de la pièce. Le rire qui accompagne l' évocation de la comptine parodique est une façon d'exorciser l'angoisse qui émane de ce message qui touche directement Martha, dans son être le plus intime.

	A la fin du dernier acte, intitulé "Exorcisme", Martha admet la vérité, la fin du fils imaginaire, et dit enfin :
" Oui, j'ai peur de Virginia Woolf"; il lui reste à affronter la vie, telle qu'elle est. Est-ce une fin heureuse ? A chacun d'en juger.


L'actualité de l’œuvre


         Près d'un demi siècle après la création de la pièce, faut-il rejouer l'histoire et retraduire le scandale qui a accompagné le succès de la pièce? La pièce est devenue "un classique" du genre. Comment retrouver le choc ressenti par le public de l'époque? La crudité du langage employé ne dérange plus. Nos valeurs ont changé; nos rêves aussi. La sexualité s’est banalisée; le couple est confronté à d'autres problématiques.

         Déjà, à l'époque, Edward Albee jugeait qu' Elisabeth Taylor était trop jeune pour le rôle. Il voulait mettre en perspective deux couples très différents, symbolisant un conflit de deux générations qui n'échappent pas pour autant à la dérive du couple; au désespoir de ne réaliser ni la symbiose absolue, ni leurs rêves;  rêves déçus de la maternité, de l'ambition professionnelle, de la réussite sociale et de la création littéraire. Elle n'a pas fait d'enfant; il n'a pas réussi à publier son livre, ni à assurer la succession de son beau-père. Au seuil de la vieillesse, ce sont les dernières illusions qui sont les plus difficiles à perdre. C'est cet affrontement de deux mondes, celui des jeunes prêts à tout pour arriver et celui des plus âgés tirant leurs derniers feux, qui nous touche le plus profondément aujourd'hui; un affrontement plus actuel que jamais et qui n'a pris aucune ride; initiation ou destruction? comment apprivoiser le spectre de la vieillesse, comment apprivoiser la mort! Le désespoir s'assied souvent sur le banc d'en face.

          Autre réalité commune à ces rites et à toutes les époques : l'alcool, à l'époque; la drogue et autres psychotropes de nos jours; tout ce qui peut procurer l'évasion et l'oubli, fusse momentanément. Cette dimension est très présente et ne doit pas être occultée. Faut-il se détruire pour renaître? La question doit être posée sur le devant de la scène .
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Le couple dans le théâtre du XXè siècle

(extrait de l'appel à contribution du colloque, février 2006, à Montpellier)


La figure du couple se trouve au centre d'un grand nombre de pièces de théâtre. Depuis la fin  du XIXè siècle, le théâtre s'est mis à illustrer de façon récurrente le thème de l'incommunicabilité au sein du couple, du couple en crise.

         Le langage est le lieu d'exercice du combat. Le rapport entretenu entre chacun des partenaires est révélateur de la complexité et de l'ambivalence du désir amoureux tel qu'il s'exprime dans la relation conjugale: affirmation de l'individualité, mais aussi tentative de fusion avec l'autre. par conséquent la scène conjugale est un cercle vicieux, une chose "agitée et inutile " comme l'écrit Roland Barthes.( Fragment d'un discours amoureux). C'est un jeu cruel dans lequel la parole est une arme qui sert à "châtrer" l'adversaire. C'est cette lutte dans laquelle la parole est à la fois une arme de défense et une arme d'attaque que le théâtre n'a cessé de mettre en scène.

         Si le théâtre est sans doute le genre le plus adapté pour représenter la querelle ( qu'elle soit conjugale ou pas), inversement la querelle conjugale est déjà théâtrale :" lorsque deux sujets se disputent selon un échange réglé de répliques, ces deux sujets sont déjà mariés" écrit Barthes.

En France, dans le théâtre de la fin du XIXè , on relèvera le traitement farcesque du thème (Courteline La peur des coups 1894); son utilisation dans le vaudeville (Feydeau, dès le début du siècle, rompt avec le grand vaudeville à quiproquos qui fit sa gloire dans les années 90 et ose, pour la première fois, donner à voir l'enfer du couple et son sordide quotidien: Feu la mère de Madame, 1908; On purge Bébé , 1910); le théâtre d'amour (Henry Bataille ou Henry Bernstein Le secret 1913); le théâtre d'idées (Paul Hervieu Les tenailles ).

A l'étranger, tandis qu'un Ibsen (Maison de poupée) rêve encore, en 1879, d'une émancipation possible de la femme, et de l'être humain en général, et d'une sortie possible de l'enfer du couple, August Strinberg en 1887 ( Père ) et 1900 ( La Danse de mort ) ne voit aucune issue à la guerre des sexes. Dans l'univers de Stringberg, on ne part pas,on n'échappe ni à l'enfer conjugal, ni à l'enfer de la condition humaine.

On notera aussi la récurrence au vingtième siècle des pièces s'organisant autour d'un quatuor, de l'affrontement de deux couples( Edward Albee, Qui a peur de Virginia Woolf ?, Ingmar Bergman, Scènes de la vie conjugale, Lars Noren, Démons ).

Le combat intersubjectif révèle un déchirement intérieur; le théâtre du couple est un théâtre du Moi, souvent imprégné de psychanalyse, où grande est la place du fantasme, et où s'interfèrent le réel et l'imaginaire.

Mais il est aussi un théâtre qui réfléchit sur le lien, opposition ou analogie, entre le couple et la communauté, qu'elle soit familiale, politique ou sociale. Le théâtre du couple, théâtre de l'intime, est aussi un théâtre éminemment  politique et militant.

        Ce sont les mêmes rapports fondamentaux qui sont au fondement du lien social et du lien conjugal. L'échec conjugal renvoie la plupart du temps à l'échec familial ( la stérilité est un thème obsessionnel), et social( les personnages sont souvent  des laissés pour compte, des ratés), voire même à l'absurdité de la vie toute entière et de notre condition qui est de souffrir et de faire souffrir. Au chaos intime répond l'incohérence du monde.

Alexandre

Charlet

Suzanne

de Morlhon

Alexis

Gigord

Jasmine

Dziadon

Didier

Lagana

Hervé

Lavit

Patrick

Oton

Dominique

Raynal

Jean-Louis

Sol